Chagrin d’homme

LE CAFE DES OUBLIES
– David –

Je ne suis pas allé lui dire au revoir.

Alix s’en va et je ne suis pas allé à son pot de départ.

J’étais dans le couloir, mon manteau sur le dos, j’hésitais à entrer dans la salle de réunion, la seule pièce éclairée de l’étage à cette heure. Je la voyais par la porte entrebâillée. Elle était près du buffet. Elle avait un gobelet en plastique à moitié plein à la main et elle riait à une blague que venait de raconter Eric. Et puis ça a recommencé. J’ai senti mes larmes monter et une fois encore, je n’ai rien pu faire pour les arrêter. Je me suis précipité mais avant même d’atteindre l’ascenseur, je me suis mis à pleurer.

Ca fait une heure et demie que je suis dans le parking, assis dans le noir, la clé sur le contact. Je devrais rentrer chez moi mais je ne peux pas.  Je n’arrive pas à me contrôler. J’étouffe et je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer.

Je ne veux pas qu’Elise me voie dans cet état. Elle voudra savoir ce qui m’arrive et je ne pourrai pas le lui dire.

Je ne pourrai pas dire à ma femme que celle que j’aime s’en va. Je ne pourrai pas dire à ma femme que celle que j’aime quitte Bruxelles pour s’installer à Paris. Officiellement, elle va y ouvrir une antenne de l’agence. Mais je sais qu’en fait, elle va rejoindre un homme. C’est Rosalie, la pipelette du marketing, qui me l’a dit. Alix va rejoindre un type qu’elle a rencontré dans le train il y a six mois et dont elle est tombée amoureuse.

Rosalie trouve ça romantique. Et moi, je ne m’en remets pas.

Alix ne m’aime plus.

Alix ne m’aime plus. Et depuis ce midi, cette pensée me fait sangloter à chaque fois qu’elle me traverse l’esprit. Je ne sais pas ce qui m’arrive, je n’arrive pas à maîtriser mes larmes. Cet après-midi, pendant le comité de pilotage de mon projet, j’ai dû courir deux fois aux toilettes pour que les autres ne me voient pas pleurer.

Je ne sais pas comment je vais faire pour vivre sans elle, je ne sais pas comment je vais faire…

Ca n’aurait jamais dû commencer. Alix et moi, ça n’aurait jamais dû arriver. Dès le premier baiser, j’aurais dû me détourner.

On travaillait ensemble depuis cinq ans. On s’entendait bien mais il n’y avait jamais rien eu d’ambigu entre nous, elle n’était pas du tout mon genre. Et puis il y a eu ce repas de Noël avec toute l’équipe dans un restaurant cossu près de la Grand Place. Les conjoints étaient invités mais Elise n’était pas venue, elle avait la migraine. Alix était venue seule elle aussi. La fête était réussie, il y avait eu du champagne et on avait tous dansé. Je n’avais pas envie que la soirée se termine. Ca faisait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé. Alix a proposé d’aller boire un dernier verre dans ce bar rigolo tout près, le café des Oubliés. Les autres avaient décliné et nous nous étions retrouvés seuls tous les deux. Je l’ai raccompagnée ensuite et arrivés en bas de chez elle, elle m’a embrassé pour la première fois. Un petit baiser chaste, une plume sur mes lèvres.

Je n’ai pas vraiment compris ce qui s’était passé. J’ai pensé qu’elle avait juste trop bu. Et puis le lundi d’après, elle a recommencé. Elle m’a de nouveau embrassé. Dans le parking. Je ne sais plus de quoi je lui parlais et soudain, elle m’a embrassé.

Je me suis emballé. Je n’aurais pas dû mais je lui ai rendu son baiser.

Alix et moi, ça a été magique. Lumineux, simple, pur, beau. On a passé tout le temps qu’on pouvait ensemble. On se retrouvait au café des Oubliés, on riait, on discutait, on flirtait. Je me rappelle son regard qui plongeait en silence dans le mien, son doux sourire, sa peau si douce. Je suis tombé amoureux d’elle. Profondément, irrémédiablement amoureux d’elle. On a fait l’amour pour la première fois quatre ou cinq mois plus tard. On a prétendu avoir un rendez-vous clientèle et on est allés chez elle. On a passé tout l’après-midi ensemble et je ne voulais plus la quitter. Je voulais juste rester là à la regarder, à l’écouter, à l’aimer.

Alix et moi, c’était plus qu’une aventure. Plus je la voyais, plus j’avais envie de la voir. Alix et moi, c’était de l’amour. Vraiment. De l’amour.

Personne ne l’a jamais su au bureau, pas même Rosalie. On est restés très discrets. On se voyait le matin très tôt au café des Oubliés, on se rejoignait chez elle à midi et parfois, quand j’arrivais à m’échapper, j’allais la voir, le soir.

Je sais bien que je me suis conduit comme un salaud, le genre qui trompe sa femme, le genre qui laisse une autre femme espérer et qui ne fait rien, qui ne choisit pas. C’était facile de tromper Elise, elle travaillait beaucoup, elle rentrait à des heures impossibles. Elle essayait d’oublier qu’on n’arrivait pas à avoir d’enfant. Elle suivait son traitement et elle travaillait pour ne pas y penser. Elle ne faisait pas attention à moi. Elle n’a rien vu, rien su.

Et j’ai continué à voir Alix en mettant de côté que j’étais marié. Nous n’en parlions jamais. Je me contentais de vivre mon merveilleux présent avec elle, sans penser à l’avenir.

Mais quand Elise est enfin tombée enceinte, je me suis comme réveillé. J’ai voulu arrêter mes conneries, j’ai voulu me conduire honorablement, reprendre pied et tout remettre à l’endroit.

En fait, j’ai bousillé ma vie. J’ai rompu avec Alix.

Je me souviens, il pleuvait, ce soir-là. On était au café des Oubliés, attablés au fond de la salle et je lui ai dit tout doucement qu’Elise était enceinte. Puis j’ai retiré ma main de sous la sienne, sur la table. Elle a levé les yeux et ils se sont remplis de larmes avant même que j’ajoute « il faut qu’on arrête, Alix. Nous deux, il faut qu’on arrête. Je ne peux pas lui faire ça, tu comprends ? ».

Elle n’a pas répondu. Elle s’est levée et elle a quitté le café. Elle s’est éloignée sous la pluie battante, marchant lentement, petit moineau trempé au cœur brisé. Elle semblait perdue dans son pantalon gris d’orage qui luisait, sombre, sous la pluie. Les rubans qui lui servaient de ceinture pendaient tristement sur les côtés tandis qu’elle traversait la rue sans se retourner, le dos voûté et les épaules secouées de sanglots.

Sur le moment, j’ai été soulagé qu’elle ne fasse pas de scène, qu’elle ne me menace pas de tout dire à ma femme, qu’elle n’enlaidisse pas notre rupture. Je n’avais pas compris que c’était moi qui avais tout sali, je n’avais pas compris que j’avais été lâche. Je n’avais pas compris que je venais de faire la connerie de ma vie. Je n’avais rien compris.

Elle m’a manqué dès le lendemain et tous les jours qui ont suivi. Elle n’est pas venue au travail pendant deux semaines. Je l’ai appelée tous les jours pour dire que je regrettais, que je ne voulais pas qu’on se sépare finalement. Mais elle n’a jamais décroché.

En y réfléchissant, j’ai réalisé que je n’avais rien à lui offrir, aucun avenir. Je ne voulais pas quitter Elise. On vivait un miracle avec ce bébé qui grandissait en elle. Moi aussi, je le voulais, cet enfant. Moi aussi, j’avais pleuré quand le médecin nous avait dit que nos chances de concevoir étaient plus que minces, moi aussi j’avais hurlé et sangloté et ri en apprenant que la FIV avait fonctionné et qu’Elise allait avoir un bébé. Que nous allions avoir un bébé. Les choses allaient mieux entre nous et je ne voulais pas quitter Elise, je ne voulais pas quitter notre enfant à venir, je ne voulais pas quitter la famille que nous allions enfin former. Je ne voulais pas. Je ne pouvais pas.

Alors j’ai arrêté d’appeler Alix et j’ai ignoré ce que me murmurait mon cœur.

Quand elle est revenue au bureau, elle a pris ses distances. Nous n’étions à nouveau que des collègues. Ca m’a fait mal mais j’ai respecté son éloignement. Elle ne m’évitait pas, elle ne semblait pas m’en vouloir, c’était déjà ça. J’étais affreusement triste quand je la voyais, en réunion ou dans les couloirs, quand elle répondait avec un petit sourire douloureux aux « Bonjour Alix » que je lui murmurais mais je me disais que c’était mieux comme ça, pour elle et pour moi. Au moins je la voyais tous les jours. Et ces miettes d’elle me suffisaient. Je me berçais d’illusions, j’étais persuadé qu’elle continuait de m’aimer en secret. De loin. J’étais le mec droit qui résiste, celui qui a trébuché mais qui ne tombera pas une seconde fois. J’étais le futur papa fidèle à sa femme, le mec qui avait appris à résister à l’appel d’une sirène.

Mon Dieu, comment ai-je pu me leurrer à ce point ?

Alix s’est mise à aimer un autre homme. Alix s’en va rejoindre un autre homme et je ne sais pas comment je vais faire pour survivre à ça.

Elle fait son pot de départ cinq étages au-dessus de moi et je suis là, assis derrière mon volant, incapable de me décider à rentrer. Tout à l’heure quand je l’ai vue dans la salle de réunion, j’ai remarqué qu’elle portait son pantalon préféré, son pantalon gris d’orage, celui qu’elle portait lors de notre dernier tête à tête au café des Oubliés. Et à cette pensée, je me remets à pleurer comme un gosse.

Je ne peux pas monter. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était, prendre un verre de mousseux et lancer des quolibets. Je ne peux pas lui dire au revoir comme ça. Je ne peux pas.

Je me regarde dans le rétroviseur. J’ai les yeux rouges, gonflés et le nez qui coule. Je ne peux pas renter comme ça. D’ailleurs je n’ai pas envie de rentrer. Je me sens perdu…

Je crois que je vais aller au café. A notre café des Oubliés.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *