La gloire des guerriers
Et maintenant Akeem ? Maintenant que nous sommes au bord de la piste, prétends-tu encore que tout ça ne compte plus ? Les gradins bondés, les cris, les applaudissements, les flashs qui crépitent, ça ne te fait plus battre le cœur ? Tout cet amour que le public nous offre à chaque fois, ces instants où il nous ovationne à s’en faire mal aux mains alors que nous n’avons encore rien fait, ça ne te touche plus ? Ca ne te nourrit plus ?
Mais alors, qu’est-ce qui te fait briller les yeux ? Je te regarde du coin de l’œil en attendant que le silence se fasse et je vois bien l’éclat dans tes yeux, je le vois bien. Ne me mens pas, mon frère, ce n’est pas la peine. Je connais ta vérité tout comme tu connais la mienne.
Quelle importance que nous soyons nés à Juvisy-sur-Orge et pas sur le sol africain ? Pourquoi as-tu honte ? Nous ne sommes pas un mensonge, Akeem. Notre peau est réellement noire, nos lances sont réellement affutées, le lion que nous affrontons soir après soir sur le sable de cette piste est réellement dangereux. Nous sommes des guerriers, Akeem ! De vrais guerriers ! Ne prétend pas le contraire, ne me parle pas d’illusion. Où est l’escroquerie dans ce que nous faisons, Akeem ? Dis-moi, où est-elle ?
Notre numéro est un succès depuis le début. Les gens nous adulent partout où nous allons. L’histoire que nous racontons, ce lion que nous charmons, excitons, énervons et domptons, ces cabrioles, ces saltos, ces grands écarts et ces danses que nous exécutons, tout ce que nous faisons, Akeem, tout ce que nous faisons sous ce chapiteau est un hommage à notre mère, l’Afrique.
Et peu importe que nous n’y soyons pas encore allés. Nous savons tous les deux d’où nous venons. Nous le savons parfaitement, ne le nie pas.
Quand nous apparaissons sur la piste, le corps ceint de wax africain et la lance fièrement plantée, quand nous parcourons lentement la piste des yeux, quand nous nous immobilisons, le torse bombé et le sourcil froncé en attendant de commencer, nous sommes des géants, mon frère, des colosses d’ébène. Et en nous coule l’essence des habitants de notre terre natale.
Quand tu as dit que tu avais honte de ce que nous faisions, que tu voulais arrêter, j’ai eu très mal. Et puis j’ai réfléchi et j’ai compris.
C’est cette fille. Sophie.
C’est elle qui a abîmé l’estime que tu te portais, n’est-ce pas ? Tu as changé depuis que tu la connais. Même si tu n’as jamais rien voulu me dire sur elle, je sais. Je sais qu’elle est étudiante en philosophie, je sais qu’elle est d’une famille bourgeoise, je sais qu’elle t’aime et je sais qu’elle veut te transformer. Qu’elle veut que tu arrêtes le cirque. Qu’elle trouve ça indigne.
Indigne de qui ?
De toi ? Vraiment ? Ou bien d’elle ?
Je vous ai écoutés à votre dernier rendez-vous, Akeem. Je ne te le dirai jamais, je crois, mais j’ai entendu tes promesses et j’ai bien senti à ta voix sourde combien ces mots te coûtaient. Elle t’a coupé en deux, Akeem, n’est-ce pas ? Maintenant, en toi, il y a le cirque, le spectacle, la gloire d’un côté, et la promesse d’une vie d’amour, rangée, avec elle, de l’autre côté.
Et moi, Akeem ? Moi ton frère jumeau, ton « presque toi », de quel côté m’as-tu rangé ? Du côté du passé, n’est-ce pas ? Avec le cirque et la gloire.
Ce n’est pas Sophie qui nous a séparés. Les fissures entre nous ont commencé bien avant, je le sais. Je peux même te dire quand. C’est le jour où tu as insisté pour que nos costumes soient différents. Je ne voulais pas, je n’avais jamais voulu qu’il y ait la moindre différence entre nous, je voulais que nous restions identiques. Uniques et totalement identiques. Mais ce jour-là, j’ai cédé. Et maintenant que je vois ton pagne en wax vert et bordeaux, ton front, tes biceps et tes mollets ceints de tissu bordeaux alors qu’il y a des dragons bleus sur mon pagne et que ma tête et mes membres s’ornent de bleu turquoise, je regrette. Je regrette amèrement. Quelque chose s’est déchiré et maintenant, il y a toutes ces choses qui nous séparent, tous ces secrets, toutes ces choses que nous ne nous dirons jamais.
Les applaudissements se calment et les tam-tams prennent le relais. C’est le moment que je préfère, celui où nous nous regardons, inspirons de concert puis nous élançons sur la piste grillagée où le lion nous attend, assis en plein milieu. C’est le moment où nous nous rejoignons et ne formons qu’un seul être à deux corps, le moment où ma vie prend tout son sens.
Je ne veux pas que tu partes, Akeem, je ne pourrais pas vivre sans toi. Je ne pourrais pas.
J’ai vu Sophie, tout à l’heure. Ca non plus, je ne te le dirai jamais. Un secret de plus, une pierre de plus entre nous. Je l’ai attendue près de sa fac, je voulais lui parler, je ne savais pas de quoi, mais je voulais essayer. Et tu sais ce qui s’est passé ?
En sortant de ses cours, elle m’a vu et s’est jetée dans mes bras. Elle m’a appelé Akeem. Elle m’a pris pour toi. Qu’est-ce donc que cette femme qui prétend t’aimer, façonner ton destin et qui ne te reconnaît même pas ? Dis-moi, Akeem, qui est cette femme qui ne fait pas suffisamment attention à toi pour te distinguer de moi ? Elle n’a même pas douté, même pas hésité ! Pourtant elle sait, elle sait que tu as un frère jumeau. C’est pour elle que tu veux casser ta vie ? Pour elle que tu veux tout laisser tomber ?
Non, Akeem, tu ne peux pas faire ça. Pas pour elle.
Nous exécutons les mêmes acrobaties, nous avons les mêmes mouvements, nous respirons au même rythme sur la piste, et je me sens heureux. Tu vois, Akeem, ce n’est que là, dans cette cage avec toi, que je me sens complètement vivant. Vivant et entier. Mes cris répondent aux tiens, nous cernons le lion, le faisons rugir sans frémir, le repoussons avec nos lances et recommençons à sauter, à danser, à vibrer au son des tam-tams. Et je sens que toi aussi, tu te sens vivant, là, dans cette cage avec moi, que toi non plus, tu n’as pas envie que ça s’arrête.
A suivre…
Aaaaaarg, quelle frustration! Mais tu sais bien maintenir le suspens 🙂
Alors, 2 choses pareilles en wax différents, côté couture? 😉
Gagné red de rOuge! 🙂
Pinaise, il va falloir que je complexifie un peu les choses ici!
😀