Le fils du héros
Ma mère est venue me voir quatre fois. A chacune de ses visites, elle a passé son temps à pleurer. Au début, je lui disais que ça ne servait plus à rien de pleurer, que le mal était fait. Maintenant, je ne dis plus rien. Ses larmes ne me touchent pas, au contraire, elles m’agacent de plus en plus. Alors je ne fais rien pour la consoler, je ne lui prends pas la main, je ne la regarde même pas. Elle m’énerve, ma mère. Depuis son témoignage au tribunal, elle m’énerve. J’aimerais bien qu’elle arrête de venir.
Papa, en revanche, me manque. Il me manque terriblement. Je me sens seul et déboussolé sans lui, ici. Je voudrais qu’il soit là. Chaque matin, j’espère. Chaque soir, je suis déçu. Et ça recommence le lendemain. Je passe mon temps à cela : espérer, me remettre de ma déception, et espérer à nouveau. J’ai besoin de sentir que je ne l’ai pas déçu, qu’il m’aime toujours et que j’ai bien agi.
Je ne pouvais pas faire autrement, de toute façon. Je ne pouvais pas…
J’ai toujours tout fait pour que Papa soit fier de moi. J’ai été un bon garçon, j’ai travaillé dur à l’école, j’ai fait beaucoup de sport et j’ai décidé de devenir pompier, comme lui. Il était pompier volontaire et il adorait ça. Il aurait bien voulu être sapeur-pompier professionnel. Alors j’ai intégré la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Ça n’a pas été facile, mais j’ai serré les dents. J’ai tout enduré, j’ai travaillé d’arrache-pied et j’y suis arrivé. Pour lui, pour Papa. Et je suis sûr qu’il a dû me trouver digne de lui, le jour où j’ai été reçu.
Papa est mort quelques mois avant ma naissance, dans l’incendie d’un immeuble. Il a sauvé une famille des flammes et il est retourné vérifier qu’il n’y avait plus personne dans leur appartement. Le plafond du second étage s’est effondré sur lui. Papa est mort en héros. C’était un héros, un authentique héros.
Quand j’ai raconté son histoire aux copains, Marco a dit en ricanant que Papa avait surtout été stupide. Être pompier, selon lui, c’est être discipliné et obéir aux ordres. Son chef avait sûrement ordonné d’évacuer les lieux, si le bâtiment menaçait de s’effondrer. Alors Marco trouvait ça totalement débile d’avoir désobéi. Pour lui, Papa était mort par bêtise.
Ça m’a beaucoup énervé mais je ne l’ai pas montré. Un homme doit savoir se dominer. Je lui ai expliqué qu’il n’avait rien compris, que c’était une question d’étoffe. Certains écoutaient leur courage avant tout alors que d’autres cachaient leur lâcheté derrière une obéissance aveugle aux ordres. J’ai ajouté qu’à mon avis, l’étoffe dont Marco était faite devait beaucoup ressembler à une serpillère, vu son attitude avec le lieutenant de la caserne. Ça lui a fermé son clapet et ça a fait rire les copains.
Ma mère m’a toujours beaucoup parlé de Papa. Elle m’a décrit son sourire, son caractère, sa démarche, ses idées et mille autres détails sur lui. En plus, elle m’a raconté des tas d’anecdotes à son propos. Grâce à elle, je connais parfaitement Papa, je sais quel homme il était.
Ce qui me faisait le plus plaisir quand j’étais petit, c’était quand ma mère me disait que je ressemblais à Papa. Ça et le récit de la réaction de Papa quand il avait appris qu’il allait avoir un fils. Il avait pleuré de joie. Il avait fêté la nouvelle pendant deux semaines, annonçant son bonheur à venir à tout le monde et trinquant au champagne chaque fois que l’opportunité se présentait. Ma mère riait en me disant qu’il avait été saoul en continu pendant des jours et des jours. Elle ne l’avait jamais vu aussi heureux. Et elle se sentait comblée.
La mort de papa l’a anéantie. Elle m’a dit que la douleur avait été telle que si je n’avais pas été là, elle se serait sûrement tuée. Selon elle, je l’ai sauvée. Elle a voulu vivre pour moi, le trésor de mon père. Elle m’a dit qu’elle avait tout jeté, brûlé ou donné. Les vêtements de Papa, leurs photos de vacances, ses papiers, ses livres. Toutes ses affaires. Elle avait tout éparpillé et puis elle avait déménagé de Bordeaux vers la région parisienne. Il ne lui restait de Papa que la médaille posthume donnée par la ville, une photo de lui dans sa tenue de pompier et son bonnet.
Elle n’avait pas pu le jeter. Ce bonnet, c’était le porte-bonheur de Papa. Il était bleu marine avec une fine ligne rouge. C’était elle qui le lui avait tricoté et même s’il trouvait qu’il ne lui couvrait pas assez les oreilles, il l’avait toujours avec lui, sur la tête ou dans la poche. Il y tenait beaucoup.
Il ne l’avait pas, le soir où il est mort. Il l’avait égaré et, pressé par le temps, avait renoncé à le chercher. Maman l’avait retrouvé dans la salle de bains, derrière le bidet.
Elle l’a gardé et me l’a offert pour mon dixième anniversaire.
Quand je porte le bonnet de Papa, j’ai l’impression que c’est sa main qui est posée sur ma tête, je me sens particulièrement bien, serein et en sécurité. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que quand je porte le bonnet de Papa, il est tout simplement là, avec moi.
Ça me trouble mais je n’arrive pas à savoir si Papa était avec moi, ce jour-là. Je ne m’en rappelle pas et ça me ronge. J’ai peur qu’il m’ait abandonné.
A suivre…