Les poissons volants de Naïm
L’aube était encore loin. Pourtant Fayçal était déjà sur la plage, sa longue silhouette sèche avançant à pas pesants sur le sable. Son turban s’était défait mais il n’y faisait pas attention. Il se sentait abattu.
La mer était de plus en plus dure avec lui. Elle lui donnait si peu de poissons depuis plusieurs mois qu’il devait se lever de plus en plus tôt pour espérer pêcher au moins de quoi se nourrir.
Fayçal s’arrêta, leva la tête et soupira en contemplant l’horizon. Il avait soixante-cinq ans, un âge où un homme ne devrait plus avoir à se battre pour sa subsistance. Il avait atteint l’âge du répit, l’âge du repos, l’âge où les fils prennent la relève de leurs pères. Seulement lui n’avait pas de fils. Il n’en avait jamais eu. Sa chère femme avait été emportée par la maladie deux ou trois ans après leur mariage et depuis, il était seul. Absolument et totalement seul.
Il en avait voulu au ciel, au sort et au reste du monde pendant des mois. Sa peine et sa rage d’avoir perdu son aimée s’étaient exprimées dans les nombreuses bagarres qu’il avait provoquées et au fil du temps, son humeur belliqueuse l’avait isolé du reste du petit village où il vivait depuis toujours. On l’évitait depuis des décennies et il se sentait banni du monde des hommes.
Fayçal n’avait presque rien. Une cabane branlante en périphérie du village, une petite barque et un filet qu’il devait sans cesse repriser, le soir, assis sur le pas de sa porte, en écoutant bruisser le crépuscule. Il était pauvre, peut-être plus encore que ses parents, mais il en avait pris son parti. Il était persuadé que sa chance et sa fortune s’en étaient allées avec sa femme et il s’était résigné à attendre le plus dignement et le plus vertueusement possible que la mort le prenne enfin et le dépose près de sa femme au paradis.
Promenant son regard perpétuellement triste et désolé sur les alentours, Fayçal remarqua, dans la chiche lumière dispensée par la lune, une masse sombre sur le sable, à quelques pas devant lui. En s’avançant, il vit que c’était un grand panier en osier. Il s’approcha encore pour voir ce qu’il contenait et entendit soudain un drôle de petit bruit, une sorte de couinement qui venait du panier.
C’était un bébé, le panier contenait un bébé qui gigotait, emmitouflé dans plusieurs linges blancs. Lorsque Fayçal pencha son visage buriné sur lui, le nourrisson cessa de bouger et le fixa un moment avant de tendre sa petite main et d’attraper la barbiche blanche du vieil homme. Il sourit et gazouilla sans quitter Fayçal des yeux. Ce dernier releva la tête et scruta les environs à la recherche d’une présence. Il fallait bien que quelqu’un ait amené ce bébé là. Peut-être était-ce un pêcheur reparti chercher quelque chose chez lui ?
Fayçal s’accroupit près du berceau et attendit en caressant sa barbe. Mais qu’avait pensé la personne qui avait laissé l’enfant seul sur la plage en pleine nuit, comme ça ? C’était très dangereux, il y avait des chiens errants dans les alentours. Le bébé se mit à geindre et Fayçal lui tendit son petit doigt. L’enfant s’en saisit et cessa de pleurer. Fayçal balança doucement le panier et l’enfant s’endormit au bout de quelques minutes.
Les heures passèrent, l’aube s’annonça et personne ne venait. Fayçal commençait à s’inquiéter. Qu’allait-il faire ? Il ne pouvait pas laisser le bébé là et pourtant il fallait bien qu’il aille pêcher de quoi manger. Un instant, il envisagea de se passer de nourriture pour la journée et de rester près de l’enfant mais il écarta très vite cette possibilité. Il n’était plus tout jeune et s’il jeûnait ne serait-ce qu’un jour, il n’aurait plus la force d’aller pêcher le lendemain, c’était certain. Il prit alors la décision d’emmener le petit à la pêche avec lui. Se saisissant du panier, il se releva doucement pour ne pas réveiller le bébé.
C’est alors que le prodige eut lieu. Soudain, la mer se mit à crépiter. En plissant les yeux, Fayçal aperçut des poissons volants qui sautaient hors de l’eau. Il y en avait des milliers, peut-être des millions. Partout et aussi loin que pouvait porter son regard, des poissons volants dansaient à la surface de la mer, bleus gris sur le bleu foncé des flots. Le soleil se levait et l’horizon se bordait d’orange piqueté de reflets argentés, rendant la scène totalement féérique. Fayçal était comme hypnotisé, il n’avait jamais vu autant de poissons d’un coup, jamais depuis 60 ans qu’il pêchait.
Le spectacle ne dura que quelques minutes. Les poissons disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus et la surface sombre de la mer reprit son calme comme si de rien n’était. Fayçal resta interdit un long moment, ne comprenant pas ce qui venait de se produire. Qu’est-ce qui s’était passé ? Pourquoi ? Comment ? Les questions tourbillonnaient dans sa tête et il ne bougeait pas, les yeux rivés sur la mer, espérant en vain que cela recommencerait.
A suivre…
Une jolie histoire qui vient de me mettre en haleine, j’attends avec hâte la suite…
Promis, elle arrive Naninotte 🙂