L’étoile rayée

L’ETOILE RAYEE
– Elise –

Elise reposa son verre et quitta la cuisine. Elle alla vers la fenêtre qui jouxtait la porte d’entrée et souleva le rideau.

Mais qu’est-ce qu’il faisait ? La nuit était tombée depuis longtemps et David n’était toujours pas rentré de son travail.

Elle resserra les liens de sa robe de chambre. Elle était inquiète. Et elle avait mal au ventre.

Il l’avait prévenue qu’il rentrerait tard, il comptait assister à un pot de départ au bureau. Mais là, il était quasiment 21 heures et elle n’arrivait pas à le joindre. Peut-être que le pot de cette… comment s’appelait-elle déjà ? Alice ou quelque chose comme ça… Ah oui, Alix, c’était ça. Peut-être que le pot de départ de sa collègue Alix s’était transformé en dîner. Mais dans ce cas, pourquoi ne l’avait-il pas appelée pour le lui dire?

Elle tournait en rond. Elle sentait monter à nouveau l’angoisse qui lui étreignait si souvent le cœur quand elle était seule à la maison.

Elle décida de s’occuper pour mettre ses sombres pensées à distance et entreprit de monter à l’étage.

Elle arriva essoufflée sur le palier. Le bain qu’elle avait pris en début de soirée n’avait pas calmé ses douleurs. Elle s’appuya contre le mur, espérant que le cachet qu’elle venait de prendre ferait rapidement effet.

Elle n’en pouvait plus de cette grossesse. Elle avait vraiment hâte que le bébé arrive. Elle se sentait si lourde. Les 30 kg qu’elle avait pris depuis le début du traitement lui pesaient vraiment.

Avançant à petits pas, elle progressa vers la chambre du bébé.

Elle ouvrit la porte et se dirigea vers le fauteuil qui occupait le milieu de la pièce. Elle repoussa le plaid qui était posé sur un des bras et s’assit gauchement. Regardant autour d’elle, elle sourit. La chambre était parfaite, prête à accueillir le bébé.

Elle l’avait pratiquement entièrement préparée seule. David avait repeint les murs dans la nuance beige crème qu’elle avait choisie dans une boutique de peintures écologiques de la place Flagey. Mais tout le reste, c’était elle qui s’en était chargée. Elle avait choisi le tapis et les rideaux. Elle avait chiné, poncé et peint le berceau, l’armoire, le coffre à jouet et la commode. Elle avait fait retapisser le fauteuil que sa tante Jeanne lui avait donné plusieurs années auparavant. Elle avait collé le long des murs une jolie frise de petits lapins, qu’elle avait dénichée dans une boutique branchée de Bruxelles. Elle avait fait coudre le tour de lit, le plaid et une turbulette assortie par une couturière du quartier dont elle aimait le travail. Elle avait même installé des peluches assorties dans le berceau. Elle voulait que son fils ou sa fille ait une chambre unique et elle avait soigné les moindres détails.

David et elle n’avaient pas voulu connaître le sexe du bébé à l’avance. Peu leur importait, ils étaient tellement contents qu’elle soit enceinte que rien d’autre ne comptait. Les dix kilos qu’elle avait pris du fait des traitements qu’elle avait suivis, les larmes qu’ils avaient versées et les turbulences qu’avait traversées leur couple ne comptaient plus.

Tout ça était derrière eux. La troisième FIV avait marché et elle était enfin enceinte. Tout irait bien maintenant. Tout irait bien et ils allaient être heureux. Enfin heureux.

Une vague de douleur monta dans son bas-ventre et Elise se pencha en avant.

Son inquiétude s’accentua. Mais où était David ? Pourquoi n’avait-il pas rappelé ? Elle lui avait laissé au moins cinq messages et n’avait toujours aucune nouvelle de lui.

Elle avait envie qu’il soit là, avec elle. Elle avait envie qu’il la rassure, qu’il l’empêche de se torturer l’esprit.

La douleur reflua et elle se leva avec difficulté. Elle ouvrit l’armoire et regarda, satisfaite, les vêtements qu’elle avait soigneusement lavés, pliés puis rangés.  Elle passa la main sur le dessus des piles et saisit un petit pull marron chiné orné d’une étoile. Elle le déplia et se le passa sur la joue. Il était si doux. Elle l’avait tricoté elle-même et l’avait terminé deux jours plus tôt. Il était en alpaga marron, miel et écru. Elle avait choisi ces couleurs pour qu’il aille au bébé quel que soit son sexe. Elle avait hâte de pouvoir le lui mettre.

Elle posa le pull sur son ventre.

Elle avait hâte d’accoucher tout court. Perdrait-elle tout le poids qu’elle avait pris avant et pendant sa grossesse ? Combien de temps se passerait-il avant qu’elle retrouve sa ligne d’avant ?

Elle était méconnaissable, empâtée. Enorme. Elle se sentait laide, même si elle s’acceptait mieux depuis qu’elle était enceinte. Et elle redoutait l’après-accouchement. Elle avait peur de ne plus jamais se trouver belle.

Elle sentit monter ses larmes et les réprima tant bien que mal.

Il fallait faire table rase du passé. David et elle allaient avoir un bébé et tout redeviendrait normal entre eux. Il l’aimerait à nouveau comme avant. Oui, comme avant.

Elle reposa le pull et regarda sa montre. 21h40. Il n’était toujours pas là. Elle tendit l’oreille, croyant entendre du bruit dehors. Mais non, il n’y avait rien.

Décidant d’aller s’allonger, elle quitta la pièce et se dirigea d’un pas chancelant vers la chambre à coucher.

David s’était rapproché d’elle depuis plusieurs mois. Mais il n’y avait toujours pas de désir dans le regard qu’il posait sur elle. Parfois, elle avait la sensation que c’était du bébé uniquement qu’il se souciait. Et qu’elle restait transparente.

Oh, elle savait bien que c’était de sa faute à elle. Le bébé qui ne venait pas, le désamour qui s’était peu à peu installé entre eux, c’était à cause d’elle. Et tous les kilos qu’elle avait pris, le prix à payer pour enfin devenir mère, avaient encore plus éloigné son mari d’elle.

Une spirale infernale, voilà ce qu’avait été sa vie durant les nombreux mois où ils avaient suivi le protocole qu’on leur avait prescrit à la clinique. Un véritable cauchemar, même.

Et puis le miracle avait eu lieu.

« Vous êtes enceinte, Madame, c’est confirmé. »

A ce souvenir, l’émotion l’étreignit à nouveau. David avait pleuré avec elle devant l’obstétricien. En sortant de la clinique Sainte Elisabeth, il l’avait embrassée fougueusement, profondément. Un baiser heureux qui l’avait surprise et ravie.

« Je savais que ça arriverait » avait-il dit, « je le sentais ! » Et il l’avait à nouveau embrassée.

Elise voulut barrer la route à ses souvenirs mais elle n’y parvint pas et la peur la reprit. Elle se rappela le  voyage à Prague.

L’unique fois où elle avait trompé David.

C’était trois jours avant la FIV. Elle ne se souvenait même pas de son nom. Un type quelconque qu’elle avait rencontré à ce congrès européen des prothésistes auquel elle avait été obligée d’assister.

Elle ne savait pas pourquoi elle avait fait ça. Ou plutôt si, elle le savait et elle en avait honte. Il l’avait draguée. Grossièrement, maladroitement, mais il l’avait draguée. Il l’avait remarquée, elle que son mari ne voyait plus depuis des mois, elle qui se sentait affreuse avec ses kilos en trop, elle qui pensait ne plus être désirable pour aucun homme. Il l’avait remarquée et elle lui était tombée dans les bras. Elle l’avait suivi dans sa chambre et y avait passé la nuit.

Elle ne s’était pas sentie coupable, à son retour. Au contraire, elle s’était sentie réconfortée, pleine d’énergie et prête à poursuivre ses efforts pour avoir un bébé.

Elle n’y avait plus pensé jusqu’à ce septième mois de grossesse au cours duquel le médecin l’avait arrêtée. Elle avait dû passer ses journées alitée et le souvenir de sa nuit en République tchèque lui était revenu. Et avec lui un doute. Un doute horrible, qui l’empoisonnait depuis.

Et si ce n’était pas la FIV ? Et si c’était cet homme, à Prague ?

Elle combattait ces questions de toutes ses forces. Elles étaient ridicules. David était le père du bébé, un point c’était tout. Elle était bien placée pour savoir qu’il était très difficile pour elle de concevoir sans recours à la science. En plus ils avaient utilisé un préservatif alors il n’y avait aucune chance qu’elle soit tombée enceinte de cet autre homme. C’était totalement grotesque.

Pourtant, ça la taraudait régulièrement depuis un mois. Et elle avait peur.

Elle secoua la tête, comme si ce geste pouvait la débarrasser de ses angoisses. De toute façon, elle allait avoir un bébé. Leur bébé, à David et à elle.

Elle eut de nouveau très mal au ventre et se laissa tomber sur son lit. Cette fois, elle n’avait plus de doute, elle avait reconnu une contraction. Du même type que celles qui lui avaient valu d’être arrêtée et de devoir rester allongée pendant les derniers mois de sa grossesse. Toutefois, celle-ci avait été plus douloureuse que celles qu’elle avait eues jusque là.

Elise s’allongea sur son lit, tendit le bras pour allumer la lampe puis saisit le combiné du téléphone posé sur sa table de chevet. Il fallait que David rentre, et vite. Elle avait besoin de lui, terriblement besoin de lui.

Répondeur. Encore. Mais où était-il passé ? Elle laissa un sixième message.

« David, je crois que le bébé arrive. Rentre, s’il te plaît. Rentre vite !» souffla t’elle.

Elle se rallongea après avoir raccroché et, regardant sa montre, commença à chronométrer le temps qui s’écoulait entre deux contractions. Elle en avait une toutes les 9 minutes.

Ca y était. Cette fois, ça y était, elle allait accoucher. Elle ferma les yeux puis les rouvrit immédiatement en entendant la porte d’entrée claquer. David était enfin rentré.

Elle l’entendit monter les escaliers puis le vit passer la tête dans l’embrasure de la porte. Il avait les yeux rouges, comme s’il avait pleuré. Et de là où elle était, elle pouvait sentir qu’il avait bu. Mais elle ne s’en soucia pas outre mesure.

Les contractions étaient de plus en plus fortes. Elle en avait le souffle coupé à chaque fois.

« David ! », dit-elle d’une voix hachée. « David, il faut… Il faut y aller, mon chéri. Le bébé arrive, notre… notre bébé arrive. »

6 thoughts on “L’étoile rayée

  1. 😀 Merci beaucoup Natty_wax! Je suis vraiment contente de cet exercice consistant à regrouper toutes les historiettes. De passer d’un personnage à l’autre comme ça, directement et sans interruption, ça donne un truc en plus à l’ensemble.

  2. Lol Cécile! En fait, j’incruste la cousette ou le tricot du moment dans chaque histoire. Et dans celle-là, c’était justement le petit pull que j’avais tricoté à ma zébrelle. D’où la description super précise! 🙂

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