Nuit blanche à Marrakech

Je n’arrive pas à dormir. Pourtant, la médina est calme, ce soir. Et il y a un petit souffle de vent qui atténue la chaleur moite de la nuit. Mais je n’arrive pas à m’endormir. Je suis trop inquiète pour ça.
Youssef est toujours sur le toit. Je guette le bruit de ses pas fatigués dans l’escalier mais je n’entends rien, je suis sûre qu’il n’a pas bougé.

Je l’ai cherché tout à l’heure pour l’inviter à venir se coucher, comme chaque soir depuis que nous sommes mariés. Il n’était pas assis devant la maison à bavarder autour d’un dernier verre de thé avec les voisins, il n’était pas à son bureau en train de rédiger un courrier, il n’était pas en train de lire dans un coin, il était sur la terrasse, alors qu’il n’y va jamais. Assis tout seul dans un fauteuil, il me tournait le dos.

En m’approchant, j’ai vu qu’il avait le regard levé vers les étoiles. Ses yeux brillaient très fort. En fait, il pleurait. C’était la première fois que je voyais mon mari pleurer, la première fois depuis 9 ans et ça m’a fait très peur. J’ai reculé de deux pas puis je suis revenue près de lui en faisant du bruit pour qu’il me remarque. Il s’est vite essuyé les joues et m’a regardé, avec un sourire laborieux et tremblant plaqué sur les lèvres.

Je lui ai dit doucement qu’il était temps de rejoindre notre couche pour la nuit et il m’a répondu qu’il arrivait dans un instant. Je n’ai pas pu masquer ma surprise. Normalement, il se serait levé dans la seconde et m’aurait suivi en me parlant à voix basse de la douceur de mes cheveux ou de mon parfum qui lui plaisait tant. Mais là, il y avait comme un mur entre lui et moi, c’était comme s’il ne me reconnaissait pas, comme si… comme si j’étais une étrangère, soudain, devant qui il lui fallait faire bonne figure. Ca m’a bouleversée, vraiment bouleversée.

Là-haut sur le toit, à l’heure du coucher, j’ai compris que quelque chose de grave était en train d’arriver.

Il m’a regardée un moment puis il m’a répété qu’il arrivait dans un instant. Il a ajouté qu’il avait besoin d’un peu de solitude. Ça m’a coûté de sourire nonchalamment et de lui dire « à tout à l’heure » comme si de rien n’était, ça m’a coûté de ne pas le presser de questions, ça m’a coûté de jouer moi aussi la comédie. J’ai eu l’impression que mes jambes pesaient des tonnes en redescendant vers notre chambre.

Je me suis couchée immédiatement mais je n’arrive toujours pas à dormir. Je ne peux pas m’empêcher de l’attendre. Je ne peux pas m’empêcher d’espérer qu’il va venir bientôt s’allonger près de moi, m’expliquer à voix basse ce qui ne va pas et me demander de le prendre dans mes bras. Je ne peux pas m’empêcher d’espérer qu’il ne se passe rien de sérieux. Ce n’est peut-être qu’un peu de vague à l’âme ?

Non, ça ne lui ressemble pas du tout.

Je me tourne et me retourne dans mon lit et je n’arrive plus à fuir l’évidence : il se passe quelque chose de dramatique. Quelque chose se disloque, là, sous mes yeux. Et l’effondrement a commencé au dîner, quand j’ai parlé du divorce de Latifa à Youssef.

Il semblait soucieux et je voulais le distraire. Alors je lui ai raconté le bruit qui courait dans toute la médina cette après-midi et que la bonne avait appris de la voisine en étendant le linge dans la cour. Latifa, l’enfant du pays partie épouser un émir en Arabie, avait divorcé.

La petite princesse de la médina, celle à qui tout le monde prédisait un destin de reine, avait échoué. On disait qu’elle avait fauté avec un valet et que son mari l’avait répudiée. On disait aussi qu’elle n’avait pas pu lui donner d’héritier et que ça l’avait condamnée. Le quartier avait passé l’après-midi à salir celle qu’il vénérait il y a encore peu. Je me demandais s’il y avait du vrai dans les rumeurs que Leïla m’avait rapportées et j’étais en train de dire qu’à mon avis, il n’y avait pas de fumée sans feu quand Youssef, qui mangeait la tête baissée en m’écoutant, m’a interrompue pour me demander d’une voix sourde si Latifa était rentrée à Marrakech. Devant mon silence, il a levé les yeux et m’a reposé la question. Je me suis sentie bizarre sous son regard et dans un souffle, je lui ai avoué que je ne savais pas.

C’est là que ça a commencé, j’en suis sûre maintenant, c’est à cet instant-là que Youssef a changé et que ce poids qui me comprime la poitrine s’est installé. C’est là que le voile s’est levé et que la vérité a pris place à nos côtés.

Mais pourquoi ai-je parlé de Latifa ? D’où m’est venue la prétention de croire que ce prénom était inoffensif dans ma maison ? Comment ai-je pu être aussi imprudente ? Comment ai-je pu ?

On reprend les bonnes vieilles habitudes: la suite demain… ou lundi. 😀

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