Un coucher de soleil

Ali n’osait plus entrer dans son atelier. A cause de la robe.
Elle était suspendue à un cintre, près de l’entrée de son échoppe, et à chaque fois qu’elle entrait dans son champ de vision, il ressentait comme une douleur dans la poitrine, il avait du mal à respirer et surtout, il sentait une profonde tristesse déferler sur lui et l’étouffer, comme une coulée de boue. C’était ce qu’il avait le plus de mal à supporter, cette vague de tristesse, il avait l’impression qu’elle le tuait à petit feu.

Cette robe lui jetait au visage ce qu’aurait pu être sa vie, ce que ne serait jamais sa vie.

Aïcha s’était mariée.
Elle ne l’avait pas attendu comme elle le lui avait promis. Elle en avait épousé un autre.

Cette pensée lui fit monter les larmes aux yeux.

Il avait voulu croire qu’elle n’y était pour rien, que c’était son père qui l’avait forcée à épouser ce bellâtre d’Ahmed qui prenait tout le monde de haut parce qu’il était le seul à posséder une automobile au village. Il avait voulu croire qu’elle l’aimait en secret et qu’elle était désespérée d’être mariée à un autre que lui. Mais ce n’était pas vrai. Le père d’Aïcha n’avait rien fait.

Ali était parti étudier à Tunis et pendant les trois ans que dura leur éloignement, Aïcha était tombée amoureuse d’un autre. Elle avait cessé d’aimer Ali et ne le lui avait même pas écrit. En fait, elle avait cessé de répondre à ses lettres et il n’avait appris son mariage qu’en revenant à Médenine.

Malgré ses explications désolées, il en avait voulu à Aïcha de l’avoir remplacé, de l’avoir oublié. Pendant longtemps il avait été très en colère. Puis était venu le chagrin. Et il s’était effondré.

Pendant des semaines, tout lui avait semblé gris, difficile et sans intérêt. Parler, sourire, manger, s’habiller, travailler, tout était au-dessus de ses forces. Son seul refuge contre la douleur étant le sommeil, il avait fini par ne plus se lever, restant allongé toute la journée.

Et puis un matin, il s’était levé. Il s’était habillé, il avait déjeuné et il était allé ouvrir son échoppe de tailleur, bien décidé à se remettre au travail. Mais il y avait la robe. Elle lui barrait le passage. Et il avait reculé, ne voulant pas l’affronter. Il avait senti ses forces l’abandonner et il était rentré chez lui.

Ça faisait trop longtemps que ça durait, il fallait qu’il trouve une solution. Il fallait qu’il puisse entrer dans son atelier. Il devait recommencer à coudre, il n’avait plus d’économies et les commandes en retard s’amoncelaient dans son petit local. Il fallait qu’il trouve quoi faire de cette robe.

Il ne pouvait pas la jeter, il ne pouvait pas la donner, il ne pouvait même pas l’enfouir dans une malle ou sous une pile de coupons de tissus, c’eût été une sorte de sacrilège à ses yeux.

Cette robe, il l’avait faite à Tunis. Pour elle, pour Aïcha. Elle représentait leur rencontre, sur la colline derrière chez elle, un soir d’été. Il y avait un magnifique coucher de soleil ce soir-là. La Terre brunie par le crépuscule était éclaboussée d’une lumière orange chaude. Leurs regards s’étaient croisés dans ce décor féérique et n’avaient pu se détacher. C’était à cet exact moment que leur histoire avait débuté. Et c’était cet instant magique qu’il avait voulu mettre dans la robe qu’il avait cousue. Il voulait la demander en mariage en lui offrant cette robe, à son retour de Tunis. Cette robe, c’était sa bague de fiançailles.

Non, il ne pouvait pas la donner, ni la jeter, elle était trop précieuse.

Mais il ne voulait pas la garder non plus. Il ne pouvait pas. Sa vue lui faisait du mal, trop de mal.

Ali secoua la tête pour chasser ces pensées et leva les yeux vers la robe qui se balançait doucement dans le courant d’air.

Au fond, il savait bien ce qu’il devait faire de cette robe. Il l’avait toujours su.

Dans un soupir, il alla frapper à la porte de l’échoppe voisine en quête d’une boîte. Il allait envoyer la robe à Aïcha. Même si elle ne l’aimait plus. C’était sa robe, il l’avait faite pour elle, juste pour elle.



Coton chocolat (Marché Saint-Pierre), jersey rayé (Mondial Tissus) et ruban bicolore (vient d’un bazar en Vendée).

Robe-sarouel faite en suivant les instructions de Valérie (Madame « Parfum du ciel ») dans son livre « 30 Sarouels et autres trucs de filles »:


Elle n’est pas du tout de saison mais j’en rêvais de cette robe, à force de baver devant les petites merveilles du blog de Valérie (je vous recommande aussi son ancien blog, y’a de quoi en prendre plein les mirettes).

J’appréhendais beaucoup de coudre du jersey, je pensais que ce serait top galère. Et bien en fait, non. En tout cas, pas celui-là. J’ai utilisé un point dit « extensible » de ma machine pour le coudre et ça s’est fait tout seul.

Quant à la partie sarouel, ce fut un plaisir à coudre. Au point que j’ai bien envie de remettre ça très vite.

Bon, j’ai quand même appris quelque chose, hein: toujours faire particulièrement attention quand on coud du tissu ligné: les lignes de l’arrière et de l’avant du haut ne coïncident pas. Mais ça n’entame pas ma joie.

22 thoughts on “Un coucher de soleil

  1. Lasandrou: au départ, il y avait le jersey qui m’a harponné l’oeil. J’ai trouvé que le orange et le chocolat allaient vraiment bien ensemble. Et je n’ai pas changé d’avis. En fait, je trouve que le chocolat a des tas de qualités. 🙂
    Merci pour l’histoire. :))

    Tweety: mille mercis, je suis touchée par ton commentaire. Ca me donne envie de coudre encore et encore et d’arroser tout ça d’autres bouts d’histoires.

    Troipom: Merciiiii! Tu vois, j’ai essayé de la décorer mais toutes mes tentatives me semblaient bof. Finalement, elle rend mieux en sobre, comme ça. Vivement l’été! 🙂

  2. T’as pas honte de raconter des histoires comme ça juste quand on essaye le mascara pièce montée quadruple couche?
    Bon ta robe elle est classe et même que si tu avais pas dit le truc des rayures, je l’aurions pas remarqué. Et puis tu la portes vachement bien.

  3. Merci les filles!
    Diane, je transmets ton commentaire à Mister TheMan, il va ronronner de joie.

    Angel, je ne comprends pas: il n’est pas waterproof le mascara là? 😀

  4. Mon premier cri, mon premier p’tit cuicui !…une belle balade parmi tes créations…merci pour ce bel univers que tu crées, un beau mélange de littérature et de couture, quand on aime les deux :)) chouette alors ! Au plaisir de te recroiser, moi je reviendrai écouter tes histoires…

  5. mais alors là, le spitch de présentation, je me dis purée, j’ai trouvé plus allumée que moi ;-)))) et dis moi comment tu fais pour avoir ce fond blanc, ça fait des photos magnifiques. t’as un studio photo dans ta baraque??? Ou bien c’est chez Ali ???

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